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JOSEPH SCHLEIFSTEIN, UN ENFANT DE 4 ANS À BUCHENWALD

JOSEPH SCHLEIFSTEIN, UN ENFANT DE 4 ANS À BUCHENWALD WE REMEMBER
24/8/2022
Alain Granat
HISTOIRE

Le 8 mai 1945, la Seconde Guerre mondiale prend fin en Europe. Dans les dernières semaines du conflit, les armées américaine et soviétique avancent en territoire polonais et allemand, et libèrent les déportés rescapés des camps de concentration et d'extermination nazis. Ce n’est pas là, toutefois, le but de ces expéditions aux objectifs essentiellement militaires. La découverte de ces enfers, expliquera l’historienne française Annette Wieviorka dans 1945. La découverte (Points, 2016), a « été fortuite ».

Dans ce livre, on suit le romancier et journaliste américain Meyer Levin, 39 ans, et le photographe franco-allemand Éric Schwab, 34 ans, tous deux d’origine juive, lors de leur couverture de l’avancée de l’armée américaine en Allemagne.

Le récit d'Annette Wieviorka évoque la stupéfaction des soldats américains et des journalistes embarqués avec l'armée US devant l’ampleur et l'horreur des atrocités nazies. Parmi les déportés rescapés, ils découvrent des enfants juifs. Meyer Levin, dans une dépêche de 1945, parle d’un enfant de quatre ans, Joseph Schleifstein, qu'il a trouvé dans le camp de Buchenwald. Voici l'histoire de cet enfant.

Joseph Schleifstein en 1946 dans un camp de “personnes déplacées“ à Dachau, portant sa tenue de déporté avant une cérémonie commémorative, répond aux questions d'un journaliste.

En 1998, le film “La vie est belle“ du réalisateur et comédien italien Roberto Benigni remporte un immense succès, couronné par de multiples récompenses parmi lesquelles 3 Oscars, un César et un Grand prix du jury à Cannes. Cette fable conte l'histoire d'un père et de son enfant, juifs italiens, déportés dans un camp de concentration, et du stratagème inventé par le père pour tenter d'épargner à son fils l'horreur du camp.

Le film sort sur les écrans new-yorkais en 1999. Un spectateur sortira de la projection bouleversé, il se nomme Joseph Schleifstein et a alors 58 ans. “J'ai tout de suite vu le parallèle avec mon histoire“, racontera-t-il quelques semaines plus tard dans une interview au magazine The New York Jewish Week. C'est grâce à un archiviste de l'organisation humanitaire juive  JDC, qui effectuait des recherches pour une exposition et découvrit dans un dossier une des photographies de Joseph, que ce magazine retrouvera le petit garçon de la photo, résident de l'Upper West Side.

Joseph Schleifstein, après sa libération à Buchenwald en avril 1945

Lorsque le journaliste le rencontre, Joseph Schleifstein, comme nombre de rescapés, raconte qu'il n'a jamais parlé de son passé à ses deux enfants. Et lorsqu'il se livre, son histoire semble aussi improbable que celle imaginée par le réalisateur italien Roberto Benigni (qui confiera dans une interview avoir lu, après l'écriture de son scénario, un roman relatant une histoire semblable, probablement L'enfant de la valise de l'auteur allemand Bruno Apitz, publié en 1958). Schleifstein déclara qu'il avait "aimé le film", ajoutant "mais c'est une comédie, et ce qui s'est passé était loin d'être une comédie."

Joseph Schleifstein (Janek Szlajfaztajn) est né en Pologne à Sandomierz, au sud de Varsovie, le 7 mars 1941, alors que le pays est occupé par les nazis. Ses parents Israël et Esther sont enfermés dans le ghetto de Sandomierz de juin 1942 à janvier 1943. La population juive de cette ville s’élevait alors à environ 2500 personnes, soit 40% des habitants de la ville, et sera majoritairement assassinée dans les camps d’extermination de Belzec et de Treblinka.

Après la liquidation du ghetto, ses parents sont déportés dans un camp de travail à Czestochowa, devenant travailleurs forcés dans une usine produisant des munitions. Pendant cette période, Joseph est caché par ses parents dans des caves de la zone du camp, où ils le rejoignent dès qu’ils le peuvent. Joseph Schleifstein, lors de son interview, déclara qu'il avait des bribes de souvenirs de ses caches dans les ghettos : "Je me souviens avoir été mis dans des caves et caché dans le noir. À ce jour, je ne peux pas être dans le noir. Pendant des années, j'ai fait de terribles cauchemars et ai une angoisse terrible de la mort. … Je me souviens avoir eu très peur. Dans un cauchemar récurrent, je suis écrasé par des bottes. Je me réveille en hurlant la nuit."

Israël et Joseph Schleifstein à la libération de Buchenwald, avril 1945

En janvier 1945, l'usine ferme et ses activités sont transférées en Allemagne. Tous les prisonniers sont alors déportés vers d’autres camps : Esther à Bergen-Belsen, et Israël et le petit Joseph à Buchenwald, le 20 janvier 1945. Dans la confusion générale à l'arrivée au camp, Israël passe le processus de sélection en dissimulant Joseph dans un grand sac dans lequel il transporte ses outils pour travailler le cuir, qu'il a réussi à conserver de son activité de sellier. L'enfant échappe ainsi miraculeusement à la chambre à gaz. 

Joseph est ensuite caché par son père avec l'aide de deux déportés antifascistes allemands. Remarqué par les officiers SS du camp pour son art de la fabrication de selles et de harnais, Israël Schleifstein bénéficie d'un sort un peu plus clément que les autres déportés juifs. Mais un jour, Joseph est découvert. Les gardes SS, contre toute attente, décident de ne pas l'assassiner et le traitent comme un genre de “mascotte“ du camp. Ils lui font confectionner un petit uniforme de déporté et l'obligent à participer aux appels matinaux, où il doit saluer la garde et faire le rapport : « Tous les prisonniers sont présents ». Une mise en scène macabre qu'il évoque en interview : "Je me souviens les avoir salués, je suis devenu la mascotte des Allemands et je disais : 'Tous les prisonniers sont présents' à la fin de l'appel… Je suppose qu'ils n'ont pas ressenti le besoin de me tuer», soulignant que l'art de sellier de son père faisait de ce dernier une “valeur inestimable“ pour les nazis, qui considéraient sans doute plus utile de conserver en vie un ouvrier aussi qualifié et son enfant...


Joseph et son père sont libérés par l'armée américaine le 12 avril 1945. Les soldats recensent alors 21 000 rescapés à Buchenwald, parmi lesquels près d'un millier d'adolescents et quelques enfants dont Joseph, qui sera photographié à plusieurs reprises, notamment assis sur le marchepied d'un camion de l’Organisation des Nations Unies. Lui et les autres enfants n'ayant pas de vêtements, on leur en confectionnera avec des uniformes de soldats allemands.

Après la libération, Joseph et son père sont envoyés en Suisse dans un sanatorium pour y être soignés. Quelques mois plus tard, ils retournent en Allemagne et se mettent à la recherche d'Esther, qu’ils finissent par retrouver dans la ville de Dachau. La famille vivra alors dans un camp de “personnes déplacées“ pendant quelque mois, puis émigre aux Etats-Unis en 1948.

Joseph, Esther et Israël Schleifstein, Dachau 1946

Dans l'unique interview qu'il a accordé, Joseph Schleifstein déclarait qu'avant d'immigrer aux USA, il se souvenait avoir posé en 1947 à Dachau pour des photos dans son uniforme de déporté, lors de cérémonies commémoratives. Un souvenir pénible, malgré les sourires apparents sur les clichés... "Mon père voulait que je le mette, mais je ne voulais pas", se souvient-il. "Je pleurais. Je ne voulais pas être exposé ainsi."

Joseph Fleischstein, cérémonie commémorative à Dachau en 1947

Lors de cette interview, il racontait également qu'il était retourné en Allemagne pour la première fois en 1998 et n'avait “aucune amertume“. “La haine détruit ceux qui l'éprouvent“, soulignait-il, ajoutant “malgré l'horreur de ce qu'on fait les Allemands à l'époque, cela ne doit pas entacher les nouvelles générations. Être tourné vers l'avenir, c'est pardonner“.

Alain Granat / We Remember

Photos Copyright : United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of Aviva Kempner / American Jewish Joint Distribution Committee

Dans un film produit par le réalisateur Norman Krasna en 1945, figurant des scènes filmées dans les camps de Buchenwald et Dachau, on peut y découvrir à 1'35 des images de Joseph Schleifstein, tournées lors de la libération du camp de Buchenwald.